Prix et valeur de l’art

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Les prix de l’art nous interpellent, prêtent à débat, même parfois à querelle. De fait, la relation de l’art avec l’ordre marchand, pour ne pas dire l’argent, agite, interroge, exaspère. Point de vue d’Eric d’Espiguers : Au plan économique, d’aucuns trouvent l’art trop cher, mal évalué, trop lié à l’argent, trop ceci, trop cela. Trop pas. La question sous-jacente reste celle de la valeur de l’art : la valeur esthétique, culturelle des œuvres d’art. Celles qui sont anciennes et surtout celles qui sont récentes. Un aimable consensus se constitue derrière les cris d’orfraie provoqués par les prix des œuvres contemporaines. Les épithètes volent : prix fous, prix déments, injustifiés, irrationalité, indécence, vite le goudron et les plumes !

Dès lors, sachons raison garder et asseyons-nous sous un beau marronnier. Il est vrai que la relation entre prix et valeur est ambiguë, sujette à des confusions. Elle fait référence à deux éléments considérés comme relativement synonymes qui décrivent deux aspects de l’appréciation de l’art. Prix et valeur doivent être distingués pour pouvoir être mieux combinés. Il est possible d’aborder le sujet par chacun de ces aspects. D’un côté, l’estimation pratique des œuvres d’art, avec en ligne de mire l’établissement d’un prix. De l’autre, la recherche de la valeur, quête qui nous parle autant de notre conception de ce qui a de la valeur que de la valeur de l’art elle-même. Et ces deux aspects se rejoignent et s’appuient mutuellement au moment de l’évaluation. Prix et valeur sont indubitablement liés.

Dans l’ordre économique, l’art nous oblige à penser ce qui se dérobe, ce que nous ne voulons pas voir, ce que nous refoulons : la signification du prix des choses. L’œuvre d’art pousse à son paroxysme l’interrogation sur la valeur et sa traduction en un prix. C’est sans doute le plus grand intérêt de ce débat. L’art dans son rapport à l’argent nous conduit à voir la subjectivité là où nous pensons trouver une objectivité. Pour la plupart des objets de consommation, nous ne nous posons guère la question. Le prix est censé refléter la qualité. Plus ou moins et pas dans des proportions qui nous conduisent à l’interrogation.

Pour l’art, il en va autrement, il fait question, l’objectivité semble s’évaporer. L’art nous rappelle que le prix des choses n’est pas ce qu’il parait être. Il n’établit pas une hiérarchie des qualités, mais une mesure des désirs. Il est une information subjective, donc une variable aux fondements incertains. C’est pour cela que le prix de l’art fait tant débat. Il nous dit ce que nous ne voulons pas savoir : que le prix d’une chemise, d’une auto, d’un téléphone, d’une bouteille de vin, a parfois peu à voir avec sa qualité. Et ce, quelles que soient les rationalités dont nous entourons nos convictions et préférences. C’est cela qui nous dérange tant dans les prix de l’art et qui provoque cris et colère. Sinon cette réaction excessive est incompréhensible. Et la question est d’importance telle que des artistes ont tenté d’y porter solution, les uns essayant de vendre l’art au prix de pièces ou lingots d’or, comme Yves Klein ou Marcel Broodthaers, d’autres fixant des prix aléatoires et bien d’autres tentatives. Cependant tous ne font que souligner l’existence d’un prix qu’il soit d’argent, d’or, de temps ou de n’importe quoi d’autre. Aucun ne propose de donner les œuvres, les distribuer gratuitement, sentant bien que cette mesure extrême ne ferait que dévaloriser, voire nier leur création.

C’est un des paradoxes les plus instructifs de l’art. Ce domaine des plus rétifs au matérialisme monétaire et financier nous offre une belle leçon d’économie. Cette leçon remonte aux origines de l’art contemporain et de l’analyse économique moderne des marchés. Elle débute par un procès. Celui opposant Ruskin et Whistler. Et qui est devenu un classique en permanence rejoué depuis 150 ans. Ruskin reproche à Whistler de peindre « n’importe quoi, n’importe comment » et de demander un prix très élevé. Le juge, sans doute plus averti qu’il ne parait, déboute le plaignant et donne raison à l’artiste. Nous avons là tout le discours contre la valeur et le prix de l’art contemporain. Le tableau est composé, masses, harmonies, ruptures, tons, procès repris avec obstination à chaque génération, avec quelques variations, mais toujours le même thème. C’est un débat clair, très simple qui se résume à la querelle entre partisans d’une objectivité productive de normes et ceux plus sceptiques conscients de la subjectivité des appréciations. Entre rigidité et souplesse. Cette séparation se retrouve dans bien des domaines de la pensée. Cependant tout un chacun sait que le roseau l’emporte. De là, toujours la grande colère des chênes.

En savoir plus avec le livre d’Eric d’Espiguers dont la nouvelle édition vient de paraître  : Prix et valeur de l’art, estimer une œuvre d’art – Eric d’Espiguers – ISBN 978 2 916613 50 5 – 2e édition 2019 – 220 p – Ars vivens éd. – Disponible en librairie et le site arsvivens.net

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