Liberté d’expression et création artistique

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Il arrive à l’artiste de quitter le champ esthétique (ou littéraire), métaphorique, pour investir le champ social ou politique, de sortir de l’art pour faire de la propagande ou de la manipulation idéologique, non plus de créer des images qui fassent sens, mais des slogans qui fassent mouche. C’est son droit. Ou pas. L’art engagé n’est toutefois pas obligé de profaner, transgresser, choquer. Sauf à devenir justement un engagement, parfois un délit. Faut-il pour autant blâmer les artistes ? Alors que la liberté de création n’est pas un droit reconnu, la liberté d’expression est un droit fondamental plus facile à défendre. Plusieurs contentieux visant des artistes se sont terminés à leur faveur lorsque les créateurs défendaient leurs œuvres au nom de la liberté d’expression. Ceci explique peut-être cela. Pour autant, la liberté d’expression en matière artistique est-elle illimitée ? A quelles conditions la liberté d’expression cède devant le respect des droits d’autrui ? Trouvons des éléments de réponse dans l’affaire Otto Mühl – Apocalypse (1998). Apocalypse, œuvre d’un des fondateurs de l’actionniste viennois, artiste connu pour ses excès et ses provocations, œuvre présentant un collage de photographies de visages de personnes célèbres sur des corps peints dans des positions sexuellement explicites, mettait-elle en scène des personnes publiques de manière outrageante ou dégradante ?

La CEDH (25 janvier 2007, Vereinigung Bildender Kunstler c/ Autriche, n° 68354/01) rappelle que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique ». Elle ajoute que « ceux qui créent, interprètent, diffusent, exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensables à une société démocratique. » Certes le plaignant (M. Meischberger) était représenté nu, aux côtés de 33 autres personnalités publiques, se livrant à des activités sexuelles, mais le « tableau ne visait nullement à refléter ou même à évoquer la réalité ». Ce n’était qu’un « mode de représentation s’analysant en une caricature des personnes concernées au moyen d’éléments satiriques. La satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de l’exagération et de la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à heurter ». L’examen de la proportionnalité de l’injonction faite à la requérante ne se fera pas au regard de la protection de la morale publique, contrairement à l’arrêt Müller c/ Suisse du 24 mai 1988, mais sur le terrain de la mise en balance de la liberté d’expression artistique et de la protection des droits d’autrui.

Estimant que cette peinture relève de la « contre-attaque contre le FPÖ, dont les membres avaient sévèrement critiqué le travail du peintre », la Cour rappelle le degré de tolérance plus grand dont le plaignant doit faire montre, étant donné que ce n’est pas sa vie privée qui est mise en cause mais sa situation publique d’homme politique. Ensuite, elle prend en considération le fait qu’il n’était pas la seule personne connue du public autrichien représentée sur cette toile, et le fait qu’avant même que l’affaire ne soit portée en justice, la partie du tableau le concernant avait été recouverte de peinture rouge. Enfin, l’injonction des tribunaux autrichiens n’était assortie d’aucune limitation dans le temps et l’espace, privant ainsi la requérante de la possibilité d’exposer le tableau litigieux à un endroit ou à un moment où M. Meischberger ne serait plus connu ou moins connu. Pour ces raisons, et en soulignant la nature artistique et satirique de la représentation du plaignant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la CEDH. La liberté d’expression est la règle, les éventuelles ingérences de l’État restent l’exception, dûment justifiées.

En savoir plus sur les droits des artistes plasticiens : Contrats du monde de l’art / artiste – Véronique Chambaud – ISBN 978 2 916613 413 – éd. Ars vivens – Disponible en librairie et sur arsvivens.net