Dans le cadre de ses recherches sur la formation de la valeur en art, l’économiste Eric d’Espiguers en a trouvé une illustration exemplaire dans l’œuvre de Mathieu Zurstrassen exposée à la galerie Felix Frachon de Bruxelles.
Explication : « Si les artistes sont intéressés par la valorisation de leur œuvre, rares sont ceux qui consacrent réflexion réalisation d’un projet au processus même de création de valeur en art. Mathieu Zurstrassen fait partie de ce petit contingent. Son intention s’inscrit dans la lignée des tentatives artistiques de traiter ce « mystère ». Souvenons-nous de la vente par Yves Klein des « zones de sensibilité picturale immatérielle » ou de la tentative de cession de son musée contre un lingot d’or par Marcel Broodthaers. Quelques autres artistes se sont essayés sur le thème, allant de la négation de valeur jusqu’à diverses conditionnalités des transactions mettant en avant ces notions de prix et de valeur dans leur relation complexe (Rutault, Wiener, Banksy, etc.). Dans une création récente (528HZ, 2019) exposée à la galerie Felix Frachon de Bruxelles, Mathieu Zurstrassen reprend le sujet à nouveaux frais. Il envisage la création de valeur (et non la seule notion de prix) de manière complète et tout à fait originale, sous la forme d’une performance complexe à plusieurs séquences qui manifestent le processus de création de la valeur d’une œuvre. Fondamentalement la valeur vient aux œuvres du fait de leur transformation en sémiophore consécutive à leur réception par les agents de légitimation travaillant dans le monde de l’art et à l’intérêt qu’elles suscitent auprès d’amateurs d’art. C’est parce qu’elle se charge de sens, de significations philosophiques, culturelles, politiques, économiques, sociales, esthétiques, que l’œuvre acquiert de la valeur qui pourra se transformer en prix.
Mathieu Zurstrassen a pris ce processus au pied de la lettre métaphoriquement dans une démarche artistique exemplaire. Ainsi il a chargé de sens des Fortune Cookies. Ces petits biscuits ont été exposés à une émission radio sur la fréquence de 528 Hz, afin de leur conférer les qualités supposées bénéfiques de cette fréquence par de nombreuses cultures alternatives. D’un point de vue spirituel, l’artiste change ces biscuits en véritables amulettes susceptibles de favoriser la santé, le bonheur, la richesse, etc. D’un point de vue artistique, l’opération se lit comme la transmutation du cookie en sorte de ready-made aidé, par l’effet des ondes radio, en œuvre d’art chargée cette fois non de qualités physiques de guérison, mais de signification esthétique.
Le travail de légitimation artistique, de transformation en œuvre, est rendu perceptible. L’artiste révèle de manière fine le processus induit par notre croyance, notre désir, c’est dire : d’un côté, accepter, croire que le biscuit s’est chargé d’une force quasi magique par l’intervention des fréquences radios, de l’autre côté, montrer que, de la même manière, c’est notre désir fondé sur l’acceptation de la démarche artistique légitimée qui va activer la reconnaissance d’une valeur esthétique. Et ensuite d’un prix. Ainsi les deux démarches combinent le fait et notre jugement de valeur sur ce fait. Et Mathieu Zurstrassen nous immerge dans la mécanique subtile du suspens d’incrédulité, dans cet état d’esprit qui fait accepter d’entrer dans son dispositif et de transfigurer la réalité perçue en réalité voulue par l’artiste. Nous sommes là au cœur de la création de valeur. Et l’artiste ne s’en contente pas. Pour compléter son dispositif et lui donner une plus grande de consistance, il invente un rite, une procédure qui va dévoiler le second aspect de l’accession de l’œuvre au champ public, la transformation de la valeur en prix. Par le truchement d’une performance à la fois significative et gaie, il met ses fortune cookies chargés à la fois de radiométrie et de sémiotique, en loterie. Le symbole même de la valeur advenue par hasard. Ainsi la valeur de ses cookies va être prise en charge par une tombola où des joueurs contre 5 euros vont espérer gagner un Fortune cookie devenu une parfaite œuvre d’art. La performance parachève donc le cycle de création de la valeur et du prix en mettant ostensiblement l’œuvre sur le marché. En prime, l’acheteur ou l’acheteuse a l’heureuse surprise de découvrir le petit aphorisme plein de sagesse du Fortune Cookie, ce qui en assure toute l’authenticité, assurément. »
Eric d’Espiguers, Valeur et prix mis en œuvre dans 528Hz de Mathieu Zurstrassen, ArteDigma, inedit, 2019 – En savoir plus Prix et valeur de l’art, Ars vivens, 2e édition 2019
Crédit photos : Mathieu Zurstrassen, Felix Frachon, 2019
Découvrir l’exposition 528 Hz