Mutations de l’art business et covid

L’art ne sert à rien, sauf qu’il est indispensable… Et le monde de l’art, comme celui de la culture en général, sort secoué du [premier épisode] de confinement imposé par la covid, frappé aussi par son lot de dommages économiques collatéraux. La longue interdiction générale d’ouverture appliquée aux lieux artistiques ainsi que l’imposition de nouvelles obligations sanitaires vont conduire à des révisions substantielles des modèles d’affaires des acteurs du monde de l’art, galeries d’art, foires, centres d’art, sociétés de vente aux enchères, artistes. Cela va assurément impliquer des mutations économiques, à la fois considérables et immédiates. La capacité de réaction des professionnels de l’art devient une des conditions de leur survie. Eric d’Espiguers, économiste spécialisé dans l’art, auteur des livres Prix et valeur de l’art et Art winners parus aux éditions Ars vivens, nous livre son analyse et dit quelles sont ces mutations de l’art business attendues au temps d’une épidémie, telle que celle que nous subissons.
Eric d’Espiguers : « Les systèmes de présentation de l’art comme les modalités de transaction vont être affectées dans une mesure encore mal connue, mais probablement importante. Les ressources de beaucoup des entreprises du monde de l’art, galeries d’art, foires artistiques, maisons de vente aux enchères, artistes, ont été fortement amputées par deux mois d’arrêt. Nombre de projets d’exposition ou d’évènements artistiques ont été reportés ou annulés. Et nul ne sait comment ces entreprises ou ces projets reviendront ni sous quel forme ou nombre. Outre la soumission aux nouvelles obligations sanitaires, sous peine de disparaître, les acteurs du monde de l’art doivent repenser leur business model, notamment en intégrant l’aléa organique et relativisant l’attrait numérique.
– L’aléa organique
Trois conséquences principales sont à relever : disparition, hasard, renouvellement. La disparition va affecter sans doute nombre d’acteurs du monde de l’art. Les moins vulnérables et les plus audacieux seront à même de reprendre sous des formes nouvelles ou renouvelées, dans les actions, la communication, la diffusion. Le hasard politico-sanitaire va désormais dominer les business models qui vont devoir évoluer pour intégrer de futurs épisodes identiques impliquant un arrêt ou des restrictions, donc des pertes d’investissements. Le renouvellement va concerner les œuvres présentées, les artistes exposés. Les demandes et attentes des clients amateurs d’art vont connaître des changements sensibles. La valeur des œuvres va dépendre de nouvelles hiérarchies avec la recherche d’œuvres assez fortes pour garder du sens dans un monde où les valeurs et les envies ont été bouleversées.
Le plus grand risque pour les entreprises du monde de l’art serait le raccommodage, c’est-à-dire s’adapter tant bien que mal aux nouvelles normes économico-sanitaires et essayer de poursuivre « comme avant ». Cette position fort compréhensible ne parait pas la meilleure à moyen ou à long terme. Les attitudes et attentes des publics vont évoluer. Et les professionnels qui sauront apporter des réponses nouvelles et attrayantes bénéficieront d’un vrai avantage concurrentiel, voire une promesse de survie.
– L’ambivalence numérique
Dans ce contexte, la migration vers le numérique présentée comme une panacée, pour utile et prometteuse qu’elle soit, n’apporte pas une compensation des ventes ou visites physiques. Il apparaît que la surabondance digitale et son hyperconsommation pendant la période de confinement et donc de consommation numérique forcée induite par la contrainte politique a créé des effets de saturation. Contrairement à ce qui est mis en avant par les politiques et les fournisseurs digitaux, le web n’a pas réponse à tout. La migration numérique en matière d’art se heurte à de sérieuses limites.
En matière de présentation et de vente d’art, une enquête menée par l’institut Arte Digma révèle de nouvelles formes d’inquiétude. Une défiance se développe avec l’usage général des présentations et transactions numériques. Elle se cristallise principalement sur la crainte de faux et autres présentations trompeuses des œuvres proposées en ligne. L’expérience numérique, malgré tout le déploiement de techniques pour la rendre la plus suggestive et rassurante possible, se heurte au mur de la confiance. Aucune technologie ne peut garantir la qualité, la nature d’une œuvre. Aucun process ne peut remplacer un échange avec un expert. Il semble même que la débauche de moyens soit contreproductive, en accroissant la méfiance. Par conséquent, la nécessité de voir et vérifier physiquement la qualité des œuvres restera forte, surtout pour les œuvres d’un prix supérieur à 20 000 €. S’il est vrai que les transactions numériques se développent, elles concernent des achats d’art de faible valeur. Et les cas de transaction pour des montants beaucoup plus élevés de plusieurs centaines de milliers d’euros, voire dépassant le million, elles concernent des œuvres connues et généralement vues précédemment lors de foires ou expositions. La présentation physique restera toujours un besoin pour les œuvres de grande valeur. Ainsi les galeries d’art, foires, centres d’art qui peuvent poursuivre leur activité, en assurer la rentabilité, sont dans la nécessité de repenser l’organisation de l’expérience physique de l’art, afin de pouvoir maintenir leur travail à long terme. »
En savoir plus, lire Prix et valeur de l’art (estimer une œuvre d’art) et Art winners (concours, prix et récompenses artistiques) d’Eric d’Espiguers (Ars vivens éditions, isbn 9782916613505 – 9782916613475), livres disponibles en librairie et sur arsvivens.net
Crédit photos : LR Project, 2020 [Berlin’s wall]