Depuis une vingtaine d’années, fleurit un art numérique, digital, électronique, algorithmique, selon les appellations, reposant sur l’utilisation de programmes informatiques pour produire des œuvres d’art. Cet art visuel n’a pas engendré d’œuvres extrêmement convaincantes jusqu’à nos jours. En termes de production et de vente, il reste anecdotique. La question nous intéresse néanmoins d’un point de vue théorique. Car il pose le problème de fond de son statut juridique. Et de sa valeur économique. Surtout depuis la récente vente aux enchères du portrait expérimental Edmond de Bellamy, du collectif Obvious (Christie’s, New York, octobre 2018), œuvre adjugée $432 500, soit 45 fois son prix estimé, prouesse qui l’a mise sous les feux des medias, suscitant doute et interrogations dans le monde de l’art. En effet, un algorithme qui réalise un tableau ou une vidéo produit-il vraiment une œuvre d’art ? Quelle protection juridique accorder aux œuvres créées ? Quels droits d’auteur peuvent y être attachés, les conditions classiques de forme et d’originalité requises par le droit étant mises à mal ? Quelle valeur lui donner pour attiser l’intérêt des collectionneurs ?
Ces questions prennent un réel relief depuis la collaboration des intelligences artificielles. Pour être protégée par le droit d’auteur, une œuvre d’art doit recevoir la qualification d’œuvre de l’esprit. En l’état actuel de la connaissance, aucun robot ne saurait prétendre ni à la qualité d’auteur, ni à celle d’artiste, n’étant pas apte à réaliser une création de l’esprit, une œuvre originale portant l’empreinte de la personnalité de son auteur. Dire qu’un robot « crée » ou qu’il est « créatif » est un abus de langage. L’art algorithmique, forme d’art numérique génératif, repose sur un système de génération automatique d’images, ou de sons, préalablement créées ou initiées par un être humain, par agencement ou par tirage aléatoire, avec ou sans contraintes. Une intelligence artificielle ne génère des images ou des sons nouveaux que sur la base et dans les limites fixées par son programme.
L’art produit résulte d’une idée traduite en langage informatique. En tout état de cause, cet art demeure sous l’emprise des règles de codage imposées par l’artiste-programmateur. Celui-ci en reste l’auteur. Son idée, sa réflexion, ses choix dépassent le simple caractère aléatoire ou raisonné de la production de l’intelligence artificielle. L’idée est bel et bien « une machine à faire de l’art » (cf. Sol LeWitt, Paragraphes sur l’art, ArtForum 1967). Tant que la machine exécute les instructions et suit la programmation donnée, tant que l’artiste demeure maître du processus créatif, le véritable acte de création se trouve dans l’écriture du programme, telles qu’étaient (et sont) réalisées les œuvres d’art conceptuel. L’algorithme se borne à exécuter des règles de conception et d’expression, voire d’évolution, préalablement établies, l’œuvre qui en résulte fut-elle interactive, immersive ou réactive.
Par conséquent, une création artistique algorithmique est bien une œuvre de l’esprit susceptible d’être protégée par le droit de l’auteur. Il importe peu qu’elle soit directement ou indirectement exécutée par un robot. Son auteur demeure l’artiste qui la fait exécuter en donnant des instructions, écrivant le code et la faisant réaliser sous son contrôle (cf. le Tableau-piège de Spoerri, Cass. civ. 1ère 15 novembre 2005, n° 03-20597). En ce sens, une intelligence artificielle ne serait qu’un pinceau intelligent, tout comme un smartphone est par définition « intelligent ». Pour autant l’appareil n’est pas l’auteur des appels ou des messages qu’il envoie.
Quid demain ? Avec une intelligence artificielle conçue pour être auto-apprenante, réfléchissante, devenue autonome ? Une intelligence qui s’affranchit, échappe ou se soustrait à la volonté, la conscience de son créateur ? La solution juridique est à inventer.
Sans doute demain, les intelligences artificielles elles-mêmes y réfléchiront, demanderont ou proposeront les transformations ou les adaptations juridiques nécessaires, y contribueront avec leurs capacités propres, imposeront des solutions inédites et peut-être inconcevables pour les intelligences humaines.
Aujourd’hui encore, une intelligence artificielle, un robot, est une « chose », un objet de droit dénué de personnalité juridique, placée ou non sous la garde (juridique ou matérielle) d’une personne physique ou morale. Emettons l’hypothèse qu’il ait un « maître », s’il a un propriétaire ou un détenteur. A supposer que le robot devienne autonome, par la volonté de son créateur, il reste la « chose » de son maître. Celui-ci en serait responsable, en cas de dommage (en application de l’article 1242 du code civil, responsabilité du fait des choses). Par conséquent, une création d’art algorithmique, échappant à la volonté de l’artiste par décision et programmation délibérée, n’en resterait pas moins une création de l’artiste, exécutée par le jeu de sa volonté initiale, sous sa direction, protégée par les droits de l’auteur. Nous en voulons pour preuve que l’artiste, qui détient le droit ou non de divulguer l’œuvre numérique, peut refuser de le faire.
A moins que le robot ne prenne lui-même la décision de divulguer sa création et de revendiquer sa création, mais nous parlons là de droit et d’art dans la science-fiction.
Quid d’un robot qui serait sans « maître » ? Il n’appartiendrait à personne, comme la faune sauvage, il serait « res nullius ». Inspirons-nous des solutions trouvées pour les animaux, notamment dans l’affaire du selfie du singe Naruto, en l’absence de droit positif, une intelligence artificielle étant par essence non humaine.
Ce différend opposant le photographe David Slater, l’association de défense des animaux PETA et involontairement un singe, a laissé les juristes autant que le monde de l’art assez perplexe. De quoi s’agit-il ? Un singe se prend en photo avec un appareil volé à un photographe. A qui appartiennent les photos ? Au singe Naruto qui appuie sur le déclencheur, qui immortalise un sourire ravageur, au photographe qui exploite les clichés ou bien au domaine public ? En décembre 2014, le bureau du Copyright des Etats-unis déclare que « les œuvres créées par les non humains » ne sont pas sujettes aux droits d’auteur. Force est d’admettre que le créateur de la photo n’étant pas humain, pas plus que ne l’est un robot, donc pas un sujet de droit, il ne peut détenir de droits d’auteur. Ceux-ci ne reviennent pas non plus au détenteur du matériel photographique qui n’a pas d’argument pertinent pour en revendiquer la réalisation. En février 2016, l’association PETA poursuit David Slater pour que l’animal soit reconnu comme l’auteur de la photo. Les juges ne font pas suite à la demande, considérant que les animaux ne sauraient être considérés comme des auteurs. En septembre 2017, l’affaire semble trouver un terme lorsque PETA et le photographe publient un communiqué commun annonçant leur accord. David Slater s’engage à reverser 25 % des sommes perçues de l’exploitation de la photographie de Naruto à des œuvres protégeant l’habitat des macaques indonésiens. Aucune règle juridique ne justifie ce dénouement inattendu. Récemment, le 23 avril 2018, la justice américaine remet l’affaire sur le grill en décidant que « les violations du droit d’auteur ne peuvent être dénoncées que par des humains », ouvrant la voie à une possibilité d’annulation de l’accord passé entre Slater et PETA.
Le statut juridique du robot reste à imaginer, le droit se réinventer ou s’adapter. Considérer une intelligence artificielle (autonome) comme un « res nullius » mène à une impasse. Ne serait-il pas opportun de le qualifier de « res communis », chose commune, insusceptible d’être appropriée ? Sa création serait un bien dont l’usage s’inspirant du fair use serait permis librement à tous, moyennant un accès illimité aux ressources électriques donné aux IA. Quant au droit moral sur les œuvres, tablons qu’il soit défendu par tout un chacun ou une instance non humaine. Peut-être ne sont-là que des questions humaines que les intelligences artificielles ignoreront ou résoudront de manière imprévisible. Car s’il est facile et valorisant de prendre la défense d’un singe « artiste », d’accabler l’âne au pinceau, il sera sans doute bien plus compliqué de négocier avec une intelligence artificielle.
Ajoutons, revenant aux fondamentaux du droit d’auteur, qu’une œuvre appartient par principe, non pas à l’auteur, mais à la communauté. C’est par l’effet d’un contrat social (le droit d’auteur) que l’œuvre est gérée en exclusivité par l’auteur pendant une période limitée. La loi accorde à l’auteur un monopole d’exploitation temporaire. Dans cet esprit, il serait logique que la création artistique des robots sans « maître » appartienne au domaine public, soit un bien commun libre de droits. Sauf aux IA à inventer un modèle pour l’exploitation de leurs créations, mais la proposition relève encore, pour quelques temps, de l’anticipation.
Crédits photo : Pili Morell